Y laisser sa peau
Y laisser sa peau (extraits du texte et de la série photographique)
Un espace gazonné, grillé. Sous le soleil, l'herbe desséchée et tordue brûle d'une blancheur incandescente. Plantés dans la chaleur, trois agaves en triangle brillent d'une lumière opaque, lourde, à l'éclat bleuté. Il semble filtrer d'eux une haleine de haut fourneau, un souffle pesant de bronze à peine refroidi. Chaque feuille évoque le travail de la forge, la résonnance de l'enclume. Elles ont le délié du métal coulé, la pointe vigoureuse de l'arme effilée, la robustesse et le lissé de la cuirasse ; des feuilles de métal fumant, de métal vivant, germes des tropiques développés sous la frappe du soleil et modelées pour durer.
Vus de loin, les trois agaves présentent un port à l'immobilité conquérante. Si leurs feuilles en couronne semblent jouer de l'éperon chacune de leur côté, on comprend rapidement qu'elles n'oublient en aucun cas de rester profondément solidaires. Soudées à la base, elles confèrent à la plante une structure de hérisson, une logique d'oursin ou d'anémone de mer. Leurs pointes tracent dans la lumière une demi-sphère au centre invisible, un centre caché, protégé. Enfoui sous le blindage et les éperons, masqué par l'imbrication rigide des tissus, se trouve là un point sensible, un concentré de fragilité, une boite à secrets où macèrent des sentiments excessifs. Le centre de cette plante alourdie de lumière et de chaleur est un point précieux, un lieu à la mission complexe et insensée, sa raison de vivre. C'est là que se noue son destin, que se trouve le pourquoi de cet ensemble de piques, de carapaces. Car ce point-là est un condenseur de sève, un lieu mythique de tissage végétal. Dans le silence des profondeurs organiques de la plante, le temps s’ajoute au temps, la matière s'ajoute à la matière, le végétal se soude au végétal, lentement, obstinément. Dans un travail régulier et de longue haleine, le chef d'oeuvre s'ébauche, s'élabore, la mission folle s'accomplit dans la concentration et le repli sur soi. Un jour viendra où le secret volera en éclats et sera révélé, où l'oeuvre jusque là dissimulée pointera sa tête à la lumière dans un accouchement lent, épuisant et mortifère. Un jour viendra où déchirée en son centre par cet enfant trop imposant, trop gourmand, la plante s'effondrera, vidée de toute substance, ses feuilles desséchées et racornies, rongées fibre après fibre par la mort. Cette hampe florale gigantesque, disproportionnée, ce travail harassant de nombreuses années, c'est pourtant son objectif, sa mission ; c'est sa folie, son sacrifice ultime. Ce bouquet mortuaire à la base plantée sur un futur cadavre, cette sorte de cadeau dément fait à la mort, c'est avant tout un présent essentiel pour la vie ; pour qu'elle se perpétue, suive sa route avec force et oublie pour toujours de s'arrêter.
Mais, pour les trois agaves, nous n'en sommes pas encore là...