Entre nous dans l'entre-deux
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Nous sommes ainsi en bordure de tout, à la frontière organique et fragile d'un univers qui tente, qui prend, donne, qui impose les images et les discours, qui appelle, encourage, réjouit, assombrit aussi. Nous sommes là, en bordure du lac, de la rivière, des bois, des champs car, dans la lumière qui nous gagne, les paysages se mêlent, les couleurs, les formes, les sons aussi.
Quand, sur une entente qui nous dépasse et nous émeut, nous nous regardons, nos sourires teintés de verts et de bleus agitent des signes inconnus dont le sens nous est clair. Les bois, l'eau, la terre et tout le reste, chacun dans sa force, se coulent dans nos regards, caressent le sensible, les peaux et les mots, alimentent nos désirs d'en approcher plus, d'en éprouver plus. Nous sommes quatre, ils sont innombrables, causeurs, lumineux, d'un sérieux fondateur et d'une espièglerie sauvage.
Si nous trébuchons parfois, dévalons des pentes douces de confidences, nous captons aussi parfois dans un passage, ici ou là, une émanation, un secret, une évidence qui tient à se montrer, un rapide retrait aussi, l'empreinte d'une fragilité, d'une timidité telle une douce coque de flou dissimulant l'architecture dure d'une forte volonté de vivre. Et chacun, unis aux autres, suit alors des pistes, sa piste, celle qui lui est propre tout en demeurant commune et partagée.
Le sable fond sous les pas de N. Doux, bienveillant, il accueille et conforte. Son toucher apaise, endort un peu. Le sable et son espace ont la chaleur qui enveloppe et saoule.
N se balance d'un pied sur l'autre, se laisse porter, dérive les yeux mi-clos sur une étendue d'images aux empreintes rêveuses. Quand elle marche, elle oscille entre des univers où le sable et les songes se fondent et fondent un seul et unique corps, un seul film onirique. Dans sa vision vaporeuse, le ciel en occupe une grande part, l'étendue de l'eau une autre. Entre les deux, parfois, s'immisce une coulée d'herbes ondulantes aux lancers de fraîcheur.
C'est vers l'une d'entre elle qu'N progresse en flottant dans le regard de ses yeux rieurs, un ruban vert ou se coule le bleu avec une grande tendresse. Elle le suit jusqu'à la lisière de l'eau. Comme rien ne bouge, comme tout attend, le pied plonge en avant, accueille sur lui des liquidités enveloppantes, un peu troublantes. Le geste est lent, juste un frémissement de matière, d'eau, de chair. Tout se dissout mais tout reste le même. C'est un esprit qui flotte, un état qui berce et s'ensommeille.
N se penche en avant, son avancée progresse sans qu'une ride glisse. Le corps fait corps, l'eau fait corps, et la lumière fuse, soude, enlace, distribue une goutte par-ci, par-là, sur le haut des jambes, des bras, du visage, les fleurit de reflets calculés, étroites zones radieuses.
N précise franchement sa marche maintenant. L'eau répond à ses avances, moule ses jambes, son corps, distille ses bruissements, de grandes bulles en murmure. Elle se fend, le contact est étroit, mêlé, les jambes, le corps, l'eau, tout se répond dans une avancée d'images imprécises et sinueuses.
De loin on entend le discours, la chanson, la mélopée joyeuse de la fraicheur sous le soleil, la libération des âmes de la terre et la grandeur, la grande magnificence de l'eau, toute à sa tâche de séduire et contenter, de charmer et de se faire garder, de garder et de prier de rester.
N, l'eau et puis le ciel, les images, les cheveux dénoués qui se pensent lianes volubiles, aussi tenaces qu'elles, aussi fous qu'elles, des cheveux qui respirent le vent en s'aspergeant de bonheur...
N est quasiment immergée, des sourires la portent et elle navigue vers des régions imaginaires où s'entassent parfums et longues courses des bêtes. Oiseaux, poissons, amphibiens, mammifères nageurs et creuseurs de berges, ils sont tous là, immobiles, invisibles autour d'elle et elle sait, par le récit de l'eau, qu'il suffirait de presque rien, un cri, une roulade, un grand rire éclatant pour que tout apparaisse, tout émerge, du fond, de la surface, des nids environnant ; pour que s'écartent sur un accord commun, algues, herbes, arbres et leurs reflets et qu'alors, dans un seul appel au ciel et aux éléments, dans un seul appel aux couleurs, se découvre, s'envole, se révèle, la foule aux tons multiples, le grand corps de tous les animaux unis qui éructe, appelle, rugit, vit, s'en va, s'en vient, tournoie dans un plaisir que le soleil enflamme, ses désirs droit devant tel un grand courant d'air qui emporte et enivre.
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